Comment j'ai appris à lire 

Agnès Desarthe

Stock, 2013  

 

Une écriture de soi savoureuse ancrée dans le refus initial des livres

 

Ce livre se présente comme une enquête sur la « traversée souvent âpre » que fut l’apprentissage de la lecture pour l’auteur : non pas « déchiffrer une suite de lettres, la traduire en sons », mais bien plutôt « comprendre à quoi cela servait », comme l’indique le prologue. Avec un humour très savoureux, et un grand sens de la dérision, et d’abord de l’autodérision, Agnès Desarthe, aujourd’hui écrivain et traductrice, refait pour nous, mais d’abord pour elle, le chemin qui va de l’enfant qui « n’aime pas lire » à l’adulte qui a fait de la lecture et de l’écriture son métier. Ce faisant, elle choisit un angle particulier pour proposer une autobiographie très séduisante, où tout commence par la naissance en mai 1966, et où ça cloche assez vite : « À dix-huit mois, j’ai l’air d’avoir soixante-treize ans ». Elle se souvient d’avoir peint des jupes à l’école, « comme on remplit une page d’écriture » qui est une « chose dangereuse » , si elle en croit son aîné qui renverse l’encrier sur son pantalon et fait des convulsions, alors qu’il s’exerce à écrire dans son cahier. La première des « madame B » à qui est dédié le livre s’appelle Bessis, elle lui apprend à écrire, à l’école maternelle : « Mon prénom, quelle chance, commence par un A, la première lettre de l’alphabet. […] Dans l’ordre, il y a donc moi en premier et, juste après, la maîtresse. Le reste n’a aucune importance, ne m’intéresse pas, existe à peine ». Entrée à l’école primaire de filles, elle est mise dès le lendemain à l’école de garçons, juste à côté, où elle apprend à lire avec un « livre de lecture », Daniel et Valérie, représentés sur la couverture avec un chien : « je n’ai pas de chien, ça commence mal ». Dans le monde « gorgé d’énigmes » de ce livre, on ne porte pas de pulls, mais des « chandails », où elle repère bien le son « ail », sans comprendre qui sont ces gens qui portent des vêtements qui n’existent pas. L’auteur résume efficacement ses difficultés d’alors : « Je n’ai aucun problème avec la lecture. J’ai un problème avec les livres ». À la lecture l’enfant préfère la rêverie. Mais « il y a une honte à ne pas lire ». La littérature de jeunesse de cette époque passe à la moulinette de sa méfiance, comme le Club des cinq : « je ne veux pas être amie avec un garçon (très tôt dans ma vie, c’est soit l’amour, soit rien) ». L’enfant a besoin d’un décalage avec le quotidien, ce que l’humour dans certains livres lui apporte. Elle découvre le calembour, « un mélange de Camembert et de Cabourg » et tombe amoureuse de Brassens, Lapointe et Devos, qu’elle écoute sans les comprendre mais en les traduisant dans une langue qui lui convient bien. Rencontrant un psychanalyste, c’est la lecture de Rubrique-à-brac dans la salle d’attente qui lui fait le plus de bien : « Au thérapeute je raconte rigoureusement n’importe quoi ». Le plus réussi dans ces pages est de retrouver un esprit et une vision d’enfance sans bêtifier et sans se complaire dans une forme d’émotion sur soi-même, ni de nostalgie. C’est sans doute dans son écriture pour les enfants que l’auteur a trouvé ce ton juste, souvent très drôle et toujours sur un fil entre la douleur et la dérision, pour évoquer cette formation à la non-lecture.

 

C’est un plagiat de Tistou les pouces verts qui lui vaut l’enthousiasme de son père ; il s’écrie : « Putain, c’est du Marguerite Duras. » Ce à quoi l’enfant aurait dû rétorquer : « Non, en fait, c’est du Maurice Druon ». Ensuite, au collègue, au lycée, elle refuse les « lectures officielles ». Etudiante d’anglais à l’université, elle ne lit aucun des romans au programme, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir de bonnes notes. C’est que les livres sont ceux d’un territoire, d’un « chez soi » qui exclut ceux qui arrivent d’ailleurs. En lisant la jeune fille aurait trahi ses parents qui ne sont pas originellement de cette culture, même s’ils mettent en place toute une série de stratagèmes pour en donner le goût à leur enfant. Cette répugnance pour la lecture est liée aussi au passage par l’école des garçons, selon des réseaux très subtils démontés avec finesse dans ce récit. La vision des classes préparatoires est jubilatoire. L’étudiante y accomplit sa « révolution structuraliste ». Bakhtine demandant « d’où écrit-on ?» (ou peut-être seulement cette phrase dont elle se souvient dans la bouche de son professeur de khâgne au lycée Fénelon…) lui ouvre enfin les portes de la lecture, ainsi qu’un exercice où on lui demande de dessiner la fameuse casquette de Charles Bovary, selon la description donnée par l’auteur : « Le jour de la casquette, je constate que Gustave Flaubert est fou. Fou comme Marguerite Duras, c’est-à-dire anticonventionnel, franc-tireur, novateur, ni homme ni femme, ni charcutier ni docteur, ni séducteur ni laissé-pour-compte. […] je me mets à recopier, à la main et mot à mot, Madame Bovary. Je me force à écrire le texte pour être sûre de le voir. […] J’arrête au bout de quelques pages, cinq ? dix ? cinquante ? Peu importe. La révolution a eu lieu. Je vais apprendre à lire. J’adopte les termes barbares qui dégoûtent de la lecture ceux qui en avaient une pratique consommée. […] La forme règne, et j’entrevois un genre de démocratie inédit, une utopie de la lecture dans laquelle il n’est plus question d’origine ni de culture ».

 

Les difficultés se résolvent donc et, lectrice accomplie et heureuse, la jeune femme devient une traductrice attentive, capable de trouver des solutions très inventives à certains problèmes que lui posent les livres en anglais. Elle nous invite dans son «atelier » à l’issue d’un parcours passionnant qui fera réfléchir sur les différentes formes d’intelligence et sur l’institution scolaire. C’est aussi, par ses références, un livre générationnel, où les lecteurs allant doucement vers la cinquantaine retrouveront tout un univers de leur enfance et de leur adolescence. C’est surtout un très bel hommage aux livres et à la lecture conçue comme « le lieu de l’altérité apaisée et celui de la résolution, jamais achevée, de l’énigme que constitue pour chacun sa propre histoire ». Rendu par une ancienne enfant qui n’aimait pas lire, cet hommage est d’autant plus précieux et l’auteur y trouve un biais intéressant pour se dire dans sa singularité, empruntant peut-être une voie moins fréquentée de l’écriture de soi. Quand les lectures d’enfance sont un passage obligé des autobiographies traditionnelles, sur lesquelles les auteurs passent assez vite, Agnès Desarthe s’y attarde avec intelligence et humour, enquêtant plutôt sur les non-lectures qui l’ont fondée, et éclairant, au-delà de son cas personnel, ce processus complexe et passionnant qui fait de nous des lecteurs.

 

***

 

Cette chronique est parue dans le numéro 32